La place et les droits des femmes dans les sociétés contemporaines sont désormais des sujets mondiaux majeurs. La recherche de l’égalité entre les sexes est un combat très présent dans les sociétés occidentales et concerne les sphères sociale, médicale, professionnelle mais aussi politique. La représentation dominante voudrait que la majorité des sociétés, au nord comme au sud, aient été longtemps dominées politiquement par les hommes. Les luttes vers l’égalité politique seraient dès lors un combat amorcé récemment par les pays du nord. Et si l’étude des sociétés extra européennes nous fournissait des éléments venant remettre en question cette idée ?
Cette représentation d’une société dominée politiquement par l’homme est biaisée et problématique. D’une part, elle place en effet les nations occidentales en position de donneuses de leçon vis-à-vis des autres autorités politiques, notamment via les programmes de l’ONU. Le risque de rejet par une partie de la population, particulièrement les hommes des pays du sud est grand. Ils peuvent ressentir cela comme une atteinte à la culture locale.
D’autre part, cette vision est erronée. L’histoire précoloniale et l’anthropologie montrent effectivement que les femmes ont eu une place nettement plus importante que ce qu’indique généralement l’historiographie coloniale ou les récits après les indépendances. L’histoire de Timor en est un bon exemple. Cette île à la bordure de l’Indonésie et de l’Australie, à la superficie équivalente à celle de la Belgique et au relief montagneux a connu un fractionnement important des cultures et du pouvoir politique.
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Durand F., 2018, « Autorité royale et pouvoir féminin traditionnels dans l’île de Timor », Plural-Pluriel, n°19.
Une méconnaissance des questions de genre
Les carences ou biais impliquent des conséquences nettement plus graves qu’on le penserait de prime abord. Très peu de porteurs de programmes développementalistes ou d’égalités des genres, que ce soit à l’ONU ou au sein des ONG, prennent le temps d’étudier l’histoire ancienne des sociétés auxquelles ils souhaitent avant tout apporter la modernité. De ce fait, leur action peut se traduire par la confortation de l’acculturation des femmes ou par des refus de la part des hommes, au nom de l’idée de la conservation des traditions, et non par des progrès.Ce phénomène est particulièrement notable au Timor Oriental. Les politiques d’égalités hommes-femmes y sont souvent regardées comme une importation occidentale, favorisée par l’administration transitoire des Nations Unies après le Référendum de 1999. Cependant, cela est faux. En effet, bien que l’unité Gender Affairs Unit ait été prévue initialement sur ce sujet, les administrateurs onusiens n’ont pas cru bon de la créer. Ce sont en réalité les femmes timoraises, réunies en congrès national en 2000, qui se sont battues pour l’obtenir.
De plus, la République Démocratique de Timor-Leste fait par ailleurs plutôt figure de « bon élève » sur la scène internationale en 2019, avec plus de 33 % de femmes au Parlement. Elle est ainsi parmi les 15 nations du monde ayant la plus grande proportion de femmes au Parlement, notamment devant le Royaume-Uni, les Pays-Bas, l’Australie ou les États-Unis. Cette réalisation est d’autant plus surprenante qu’elle s’est effectuée sans prendre en compte l’histoire ou l’anthropologie.
Des reines avant l’arrivée des Portugais au XVIe siècle
Plusieurs raisons sont à l’origine de la complexité de la situation au Timor : la diversité des sociétés réparties en plusieurs dizaines de groupes ethnolinguistiques matrilinéaires et patrilinéaires ; l’évolution des pratiques au cours d’une histoire de 40 000 ans ; l’influence portugaise et le fait que les sources fragmentaires, essentiellement occidentales, ne montrent pas le fonctionnement des sociétés et encore moins le rôle des femmes.Par-delà ces réserves, la présence de reines est bien attestée à Timor dès le début de la présence portugaise au XVIe siècle. Elle est particulièrement importante au milieu du XVIIe siècle et au cours du XIXe siècle, avec parfois jusqu’à un quart des royaumes dirigés par des femmes. Ces informations sont cependant rarement soulignées par les historiens.
Certains chercheurs se sont par ailleurs demandés s’il s’agissait d’un phénomène d’origine locale, ou si cela avait pu être induit par la présence européenne. Selon leurs hypothèses, l’apparente absence de souveraines en dehors de ces deux périodes aurait pu résulter de cycles dans lesquels l’accroissement du rôle des femmes serait lié à l’augmentation de l’influence occidentale. Ces hypothèses méritent d’être remises en cause.
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Durand F., 2009, 42 000 ans d’histoire de Timor-Est, Toulouse : Éditions Arkuiris, 130 p.
Un pouvoir monarchique monolithique ?
L’une des principales erreurs est d’avoir envisagé le pouvoir timorais selon le prisme des monarchies ou féodalités occidentales. Les anthropologues ont montré l’importance de la notion de dualité au Timor, y compris dans les fonctionnements politico-territoriaux traditionnels.
Les royaumes n’étaient pas dirigés par un souverain unique, mais par un couple : l’un, représentant le féminin, s’occupait des affaires intérieures et spirituelles ; l’autre, masculin, était en charge des affaires extérieures (souvent appelé Liurai). Tous les deux étaient élus selon un mode qui a été qualifié par un administrateur colonial au milieu du XIXe siècle de « démocratie aristocratique ».
Il n’y avait toutefois pas de lien entre le sexe de la personne et le genre du pouvoir. Ainsi, une femme pouvait représenter le pouvoir féminin ou masculin, et inversement. Ce phénomène a été observé dans plusieurs royaumes, y compris dans l’Empire du Wehale, qui supervisait une trentaine de chefferies et pour lesquels deux impératrices sont attestées en 1732 et en 1814.
Au Timor, la personne incarnant la dimension féminine était la plus importante car elle détenait le pouvoir intérieur. En tant qu’étrangers, les Européens ont surtout été en contact avec les Liurai, en charge des relations extérieures. Toutefois, même parmi ces représentants masculins, il y a des femmes, qualifiées d’ailleurs de colonelles (coronela) par les Portugais, ce qui atteste leur autorité y compris militaire.
L’influence du mode de vie occidental sur le pouvoir féminin
De fait, la colonisation a été lente et a amené les Européens à composer pendant longtemps avec les pouvoirs locaux. Dans un premier temps, l’emprise européenne amorcée au XVIe siècle s’est surtout traduite par la création de comptoirs qui ont évolué vers des demandes de tributs et de reconnaissance symbolique auprès des royaumes de l’île, avant une période de conquêtes à la fin du XIXe siècle. Deux recensements, réalisés par les Portugais en 1815 et en 1854, sur une cinquantaine de royaumes, à l’est de Timor et dans les petites îles adjacentes, montrent que la proportion de femmes à leur tête était d’environ un quart. Les données fragmentaires pour la partie occidentale attestent aussi que le phénomène était assez répandu.Le gouverneur en poste de 1859 à 1863 Affonso de Castro, a témoigné d’un basculement qui a réduit le rôle des femmes comme Liurai, ou les a marginalisées : « Quand à la mort du roi c’est une femme qui doit régner et que l’élection confirme l’hérédité, un régent du royaume est élu. » La pratique des administrateurs portugais consistant à demander la nomination de régents masculins pour les femmes Liurai a certainement amené des Timorais à modifier leur choix concernant les dirigeants de la communauté. Ils désignaient des hommes plutôt que des femmes, sachant que la dualité initiale du pouvoir était perturbée par le renforcement de l’emprise occidentale. Cette dualité politique a aussi été mise à mal par l’essor du Christianisme : catholicisme pour les Portugais à l’est, protestantisme pour les Néerlandais à l’ouest.
Par-delà les lacunes des archives — une grande partie ayant été détruite par des incendies ou des conflits — les années 1890 apparaissent comme un tournant, avec une grande phase de conquêtes territoriales menées par le gouverneur Celestino da Silva (1894-1908). Les reines n’ont toutefois pas disparu pour autant. Celestino da Silva a destitué au moins deux souveraines qui s’opposaient à son autorité et il a fait prêter serment à au moins une autre en 1897.
Deux portraits des années 1920 confirment aussi qu’il y a eu des souveraines au-delà de la dernière grande guerre coloniale de 1912. La disparition des reines daterait donc plutôt du milieu des années 1930, lorsque l’administration portugaise a imposé un découpage administratif civil marginalisant l’importance des anciens royaumes, abolis en 1952.
Les femmes s’avèrent finalement avoir participé régulièrement à l’exercice du pouvoir au sein des royaumes de l’île de Timor jusqu’aux milieu des années 1920. Ce phénomène constitue l’expression de la conception timoraise duelle du pouvoir, se traduisant notamment par des doubles pôles – féminin et masculin – au sommet de la hiérarchie. Ces pôles genrés étant déconnectés du sexe de la personne exerçant le pouvoir, des femmes pouvaient occuper des postes correspondant à une fonction masculine et inversement. Cette conception du pouvoir aurait perdu de l’importance au XIXe siècle et la royauté, y compris féminine, a décliné à Timor au cours du XXe siècle avec l’essor colonial, même si des reines sont encore attestées dans les années 1920.
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Hägerdal H., Kammen D., 2016, « The lost queens of Timor », Niner (Sarah), Women and the Politics of Gender in Post-Conflict Timor-Leste, London and New York : Routledge, pp.17-45.
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