La Banque mondiale et le FMI ont jeté leur dévolu sur Timor Oriental (dans "Banque mondiale, une histoire critique")

Publié par CADTM en ligne, un livre collectif consacré à la Banque mondiale et au FMI


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Article de Eric Toussaint intitulé :

La Banque mondiale et le FMI ont jeté leur dévolu sur Timor Oriental, un État né officiellement en mai 2002

2 novembre 2021 par Eric Toussaint


(CC - Wikimedia - Alvaro1984 18 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/0/05/Indonesia_%28orthographic_projection%29.svg & Public domain, courtesy of the University of Texas Libraries, The University of Texas at Austin.

Situé à 500 km des côtes australiennes, le Timor Oriental a accédé à l’indépendance en mai 2002 après plusieurs décennies de lutte de libération. En 2003, quand je m’y suis rendu à la demande des autorités timoraises, le pays comptait un peu plus de 800 000 habitants ; en 2021, il en compte 1,3 million, dont plus de 60 % ont moins de 16 ans. En 2003, deux Timorais sur cinq vivaient avec moins de 0,55 dollar par jour. Les trois-quarts de la population n’avaient pas accès à l’électricité et la moitié n’avait pas d’eau potable. En 2021, 19 ans après l’indépendance, la situation ne s’est pas réellement améliorée : 46 % des enfants de moins de 5 ans ont des problèmes de malnutrition, 50 % de la population n’ont pas accès à l’assainissement des eaux usées [1].

Ancienne colonie portugaise jusqu’en 1975, le Timor Oriental a été annexé à l’Indonésie par la dictature de Suharto (voir encadré sur l’invasion du Timor oriental). La lutte de libération a connu des moments forts dans les années 1970 à la fin du régime portugais, et en 1998-99 après le renversement de Suharto par le peuple indonésien. Soulignons que la Révolution des œillets en 1974 au Portugal a notamment débouché sur l’indépendance des colonies portugaises : Guinée-Bissau, Cap Vert, Angola et du Mozambique.

Le principal mouvement de libération timorais, le FRETILIN, qui a recouru à la lutte armée pendant près de 30 ans, disposait en 2002 d’une confortable majorité au sein du parlement. Le président de la République Xanana Gusmao était une figure historique du FRETILIN. La lutte de libération après la chute de Suharto a coûté la vie à plus de 100 000 Timorais. A partir de 1999, suite à un référendum au cours duquel la population timoraise à une majorité écrasante a choisi l’indépendance, le pays a été mis sous administration de l’ONU.

L’Indonésie a envahi en décembre 1975 le Timor oriental avec la complicité des gouvernements américain, britannique et australien

En 2005, trente ans après l’invasion de Timor par l’Indonésie, certaines archives des États-Unis ont été rendues publiques. Elles établissent sans contestation possible ce dont on se doutait depuis longtemps : c’est avec la complicité des gouvernements américain, britannique et australien que l’Indonésie a envahi en décembre 1975 le Timor oriental, qui allait subir vingt-quatre ans d’occupation illégale et de violations systématiques des droits humains. Selon ces documents, dès mars 1975, le département d’État, alors dirigé par Henry Kissinger, averti des préparatifs indonésiens, estime que les États-Unis « ont des intérêts considérables en Indonésie et aucun à Timor ». Mis au courant des opérations spéciales précédant l’invasion, le même Henry Kissinger lance à ses collaborateurs : « Puis-je présumer que vous allez vraiment fermer vos gueules à ce sujet ? ». Sa crainte est que le Congrès ne décrète un embargo sur les livraisons d’armes à l’Indonésie, alliée de Washington dans la guerre froide [2].

On comprend mieux que la Banque mondiale, à l’époque, n’ait fait aucune allusion, n’ait émis aucune critique à l’égard de l’invasion et de l’annexion du Timor oriental ! Soumission aux intérêts des États-Unis et de ses alliés, la Grande-Bretagne et l’Australie, et complicité à l’égard de la dictature sont des constantes dans le comportement de la Banque.

Pourtant, dès le début de l’invasion, l’Assemblée générale des Nations unies a condamné, 12 décembre 1975, l’action des forces armées indonésienne et a exigé « de cesser de violer l’intégrité territoriale du Timor portugais (…) et de permettre au peuple du territoire d’exercer librement son droit à l’autodétermination et à l’indépendance » (A/Rés 3485 (XXX) du 12 décembre 1975). Cela sera rappelé en 1995 par la Cour internationale de Justice dans son arrêt du 20 juin 1995 relatif à cette situation (Affaire relative au Timor oriental (Portugal c. Australie), arrêt du 30 juin 1995, C.I.J. Recueil 1995, par. 13. p. 96.).

Le pays a une économie très pauvre, peu diversifiée, sans industrie. L’activité principale était constituée par l’agriculture (plus de 75 % de la population est rurale). A part le café destiné à l’exportation, l’essentiel de la production agricole était tourné vers la satisfaction de la demande intérieure, ce qui constituait en réalité un avantage. Le défi de toute politique économique dirigée vers l’amélioration des conditions de vie de la population consistait à prendre en compte la réalité de cette agriculture locale. Cependant, le pétrole et le gaz sont devenus progressivement, après l’indépendance, le moteur de l’économie du Timor oriental. En pleine mer, à l’endroit où les eaux territoriales australiennes et timoraises se jouxtent, se trouvent d’importantes réserves de pétrole et de gaz. De puissants intérêts financiers et économiques australiens ont réussi à s’octroyer la plus grande partie du gâteau du temps de la dictature de Suharto. Quand le Timor est devenu indépendant et a voulu renégocier les accords pour obtenir la part qui lui revenait de droit, l’Australie a refusé. Les autorités timoraises ont envisagé d’en appeler à la Cour internationale de Justice de La Haye mais ont finalement renoncé face aux menaces de rétorsion économique de la part de l’Australie. Finalement, il y a eu un accord avec l’Australie et les autorités timoraises ont concédé à l’entreprise états-unienne ConocoPhilipps l’exploitation du principal champ pétrolier marin. Le pays est devenu complètement dépendant des revenus pétroliers. En 2020, les revenus des hydrocarbures représentaient 76 % des recettes de l’État et 99 % des recettes en devises [3]. C’est un niveau extrême de dépendance.

Un gouvernement qui au départ en 2003 ne souhaitait pas endetter le pays

En 2020, les revenus des hydrocarbures représentaient 76 % des recettes de l’État et 99 % des recettes en devises

Très bonne chose, le nouvel État est né sans dette et le gouvernement au départ avait pris la sage décision de refuser d’emprunter. C’est dans ce cadre que j’ai été invité à rencontrer les autorités du pays. Lorsque je m’y suis rendu en mars 2003, le gouvernement n’acceptait de la communauté internationale que des dons. La Banque mondiale était frustrée car elle avait débarqué avec un plan d’endettement. Aussi, elle a dû adopter une nouvelle stratégie pour arriver à convaincre les autorités d’appliquer le Consensus de Washington. Elle a réussi à s’imposer comme l’institution qui coordonnait la majeure partie des dons provenant de la communauté internationale. La Banque mondiale prélevait elle-même 2 % sur chaque don. Un vrai scandale. Elle profitait de sa fonction d’intermédiaire pour obtenir des autorités timoraises qu’elles acceptent d’appliquer une politique néo-libérale : abandon des barrières douanières (au détriment des agriculteurs locaux, notamment dans la production du riz), imposition d’une politique de recouvrement des coûts (droit d’inscription élevé dans l’enseignement supérieur et universitaire, soins de santé payants), privatisation de la gestion du secteur de l’électricité et installation de compteurs électriques à prépaiement…

La Banque mondiale prélevait 2% sur chaque don. Un vrai scandale

Il faut ajouter un autre phénomène très grave : seule une partie minoritaire de chaque don (de 10 à 20 %) atteignait réellement l’économie locale. En effet, la Banque mondiale a obtenu que leur majeure partie soit dépensée à l’extérieur du Timor, soit sous la forme de rémunérations des experts et des expertes étrangères, soit en achats de biens et de services sur les marchés internationaux.

La Banque mondiale a réussi à imposer le recours à des consultantes et des consultants internationaux (certains provenant directement de la Banque mondiale) dont les honoraires représentaient 15 à 30 % des dons. L’inégalité des rémunérations est particulièrement frappante. Un expert international recevait au minimum une rémunération de 500 dollars par jour (à quoi il faut ajouter la prise en charge de tous ses frais sur place), au moins cent fois plus que le travailleur et la travailleuse timoraise qui gagnent en moyenne de 3 à 5 dollars par jour. La représentante de la Banque mondiale, que j’ai rencontrée dans son bureau à Díli, la capitale, gagnait quant à elle environ 15 000 dollars par mois. Et son collègue du FMI, qui en gagnait autant, s’opposait activement à l’adoption par le parlement d’une loi fixant un salaire minimum légal. Il n’a pas hésité à écrire qu’un salaire de 3 à 5 dollars par jour était beaucoup trop élevé.

Un expert international recevait une rémunération de 500 dollars par jour : au moins cent fois plus que le travailleur et la travailleuse timoraise qui gagnent en moyenne de 3 à 5 dollars par jour

Voici quelques exemples du niveau scandaleux des rémunérations des consultant·es extérieures. Ces exemples sont repris du quotidien australien The Australian – Sydney : « Ines Almeida est consultante, spécialiste des médias auprès du ministère des Finances du Timor-Oriental. En 2009, elle aura gagné bien plus que le Premier ministre Xanana Gusmão, dont le salaire mensuel de base est de 1 000 dollars [780 euros], complété par une indemnité de 500 dollars. Mme Almeida, qui possède la double nationalité australienne et timoraise, est payée en dollars américains sur les fonds de la Banque mondiale et de divers pays donateurs. Pour l’exercice 2008-2009, son salaire initial s’élève à 182 400 dollars [142 000 euros en 2009], auxquels s’ajoutent 41 365 dollars [32 000 euros] de frais de déplacement et d’indemnité de logement, ce qui porte le total à 219 765 dollars [174 000 euros]. » [4]

« Graham Daniel est australien. Il a un contrat de douze mois en tant que senior advisor en gestion auprès du ministère des Finances. Ses 180 jours de travail en 2008 et 2009 lui seront rétribués 236 160 dollars [184 000 euros], auxquels s’ajoutera une enveloppe de 60 361 dollars [47 000 euros] pour couvrir les frais divers et imprévus, ce qui lui fait un total de 296 521 dollars [231 000 euros]. Lorsqu’on lui de¬mande si les Timorais, en découvrant cet état de fait, ne risquent pas de s’indigner, il répond : “Tout d’abord, il n’y a pas de raison qu’ils le sachent. Je ne suis pas la personne la mieux payée, ici. C’est à peu près ce que j’ai gagné dans d’autres pays. J’ai certainement un bon contrat, mais il y en a de meilleurs.” L’Américain Francis Ssekandi est un autre de ces senior advisors auprès du ministère des Finances. Sa rémunération pour 2008-2009, frais de déplacement inclus, s’élève à 424 427 dollars [331 000 euros] pour 272 jours de travail. »

A noter que Francis M. Ssekandiétait à cette époque juge au Tribunal administratif de la Banque mondiale et qu’il a occupé ce poste de 2007 à 2013 [5].

Le même article du Australian – Sydney poursuit en donnant notamment la parole à la ministre des Finances : “Je suis payée 700 dollars [546 euros] par mois”, confie, quant à elle, Emilia Pires, la ministre des Finances. “Je pense que les sommes versées aux consultants sont démesurées… Certains de mes conseillers étaient en poste en Afghanistan et en Irak ; la concurrence était rude pour les faire venir ici. C’est une situation qui m’échappe entièrement, nous devons nous soumettre aux conditions du marché. Le travail de reconstruction dans les pays sortant de la guerre est complexe. Les Timorais ne sont pas en mesure de le faire, ils n’ont pas reçu la formation nécessaire. Nous avons besoin d’hommes expérimentés”, reconnaît-elle. La population peut-elle comprendre que de tels sa¬laires soient versés ? Arsénio Bano, député et vice-président du Fretilin ne le pense pas. “Bon nombre d’habitants ne vivent même pas avec 1 dollar par jour, souligne-t-il. Le pays est très pauvre et les consultants sont beaucoup trop payés. Cet argent provient des contribuables et de partenaires pour des projets de développement. Leur objectif n’a jamais été de permettre à un individu de toucher 200 000 dollars, mais de venir en aide à plusieurs millions de personnes”, affirme-t-il. »

Le quotidien australien a interrogé à ce sujet Nigel Roberts, le directeur de la Banque mondiale pour le Timor-Oriental, la Nouvelle-Guinée et les îles du Pacifique, qui a répondu : “C’est le prix à payer pour attirer les meilleurs. Le pays n’aurait pas intérêt à faire appel à des experts moins chers. Dans un monde idéal, ce genre de mission devrait être bénévole, mais, malheureusement, aucun marché de l’emploi nulle part à travers le monde ne fonctionne sur ce principe et les gens ne sont pas prêts à brader leurs compétences”.

Le journal australien ajoute qu’en mars 2009, le président José Ramos-Horta a rappelé que, “depuis l’indépendance, près de 3 milliards de dollars ont été dépensés pour le Timor, mais pas au Timor”. C’est ce que j’ai expliqué plus haut en indiquant que la Banque mondiale avait mis la pression sur les autorités timoraises pour qu’elles acceptent que les dons pour le Timor soient principalement dépensés en achetant à l’étranger des biens et des services. Près de vingt ans après l’indépendance, le bilan est entièrement négatif. Les conseils donnés par la Banque mondiale et les expert·es qu’elle a recommandé·es ont abouti au développement du sous-développement du Timor oriental.

Au cours des conférences que j’ai données en 2003, j’avais comparé l’attitude de la Banque mondiale à celle de Christophe Colomb et d’autres conquistadors qui, pour s’établir sur un territoire, commençaient par faire des cadeaux, de la verroterie par exemple, puis ensuite se livraient au pillage. La première fois que j’ai fait cette comparaison, j’ai pensé qu’elle allait entraîner des protestations de l’auditoire. Il n’en a rien été. Au Timor, beaucoup de personnes sincèrement engagées dans la reconstruction du pays étaient très inquiètes de l’influence prise par la Banque mondiale. Elles avaient l’impression que leur gouvernement lui-même commençait à se laisser influencer par le credo néolibéral et elles se demandaient comment redresser la barre. Dans les années qui ont suivi, la logique de la Banque mondiale a prédominé et le pays a été mis sur les rails de la dépendance totale par rapport à l’exploitation de combustibles fossiles qui sont exportés sans transformation. Conséquences : très peu d’emplois qualifiés sont créés pour les Timorais et le pays doit importer des combustibles puisqu’il ne dispose pas de raffinerie. Sans compter que les réserves s’épuisent rapidement et que le pays s’endette de plus en plus. Le tout sans bénéfice pour la majorité de la population dont 35 % sont analphabètes [6]



Notes

[2Jacques Amalric, « ONU, une réforme menacée » Quotidien Libération, Paris, 26 janvier 2006, https://www.liberation.fr/tribune/2006/01/26/onu-une-reforme-menacee_27735/ , consulté le 2 novembre 2021

[3Direction générale du Trésor de la France, Situation économique - TIMOR ORIENTAL, publié le 4 mars 2021, https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/TL/situation-economique, consulté le 14 octobre 2021.

[4The Australian - Sydney, « Timor Oriental. Un paradis pour les consultants », publié le 3 septembre 2009, repris par Courrier International, https://www.courrierinternational.com/article/2009/05/20/un-paradis-pour-les-consultants, consulté le 2 novembre 2021.

[5World Bank Administrative Tribunal, « Appointment of New Tribunal Judges », https://tribunal.worldbank.org/index.php/news/appointment-new-tribunal-judges, consulté le 2 novembre 2021.

[6Direction générale du Trésor de la France, Situation économique - TIMOR ORIENTAL, publié le 4 mars 2021, https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/TL/situation-economique , consulté le 14 octobre 2021

Eric Toussaint

docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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publié par Association France Timor Leste @ 7:30 AM,

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